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L’émissaire
En atteignant la crête de la colline dénudée et parsemée de rochers, et avant d’entreprendre la descente vers la vallée verdoyante qui était sa destination, Kundalimon sentit le vent tourner. Depuis plusieurs semaines, depuis son départ de l’intérieur du continent en direction de la côte sud-ouest, il avait senti dans son dos un vent sec et âpre. Mais maintenant, c’était un vent très doux, presque une caresse, qui apportait du sud une foule d’étranges senteurs montant de la cité du peuple de chair qui s’étendait en contrebas.
Il ne pouvait qu’imaginer ce qu’étaient ces odeurs mystérieuses.
L’une pouvait être celle de serpents en période d’activité sexuelle, une autre évoquait des plumes en train de brûler et une troisième des animaux marins pris au filet et ramenés sur la terre ferme en se débattant furieusement. Et d’autres effluves encore qui n’étaient guère différents de ceux du Nid, les effluves de la terre noire que l’on trouvait dans les plus profondes galeries.
Mais il savait qu’il s’abusait. Il n’aurait pu être plus loin du Nid qu’à l’endroit où il se trouvait maintenant… Du Nid, de ses senteurs et de sa texture familières.
D’un sifflement et d’un coup de talon dans les flancs, Kundalimon arrêta son vermilion. Il respira profondément, à pleins poumons, les étranges odeurs mêlées qui s’élevaient de la ville, dans l’espoir qu’elles feraient de nouveau entièrement de lui un être de chair. Sans en avoir l’enveloppe corporelle, il était hjjk dans l’âme et il avait besoin ce jour-là d’être une créature de chair. Il lui fallait mettre de côté tout ce qu’il y avait de hjjk en lui et aller trouver ces êtres de chair comme s’il était l’un d’entre eux. Ce qu’il avait été autrefois, il y avait très longtemps.
Il serait obligé de parler leur langue, ou plutôt d’en rassembler les quelques bribes qui lui restaient de son enfance. D’absorber leur nourriture, même si elle lui soulevait le cœur. Et de trouver un moyen de toucher leur âme. Tant de choses dépendaient de lui.
Kundalimon était venu apporter au peuple de chair l’amour de la Reine, le plus beau présent qu’il connût. Les exhorter à Lui ouvrir leur cœur. Leur demander de se jeter dans Ses bras. Les implorer de laisser Son amour envahir leur âme. S’ils acceptaient tout cela, la paix de la Reine pourrait continuer de régner sur la Terre. Si sa mission échouait, ce serait la fin de la paix et la guerre ferait rage entre le peuple de chair et les hjjk… Les conflits, le gâchis, les pertes inutiles, l’arrêt de l’abondance du Nid.
C’est une guerre que la Reine ne souhaitait pas. La guerre ne faisait pas partie intégrante du plan du Nid et n’était décidée qu’en dernier recours. Mais les impératifs du plan du Nid étaient très clairs. Si le peuple de chair refusait de s’abandonner à l’amour de la Reine et de laisser Sa gloire répandre la joie en son cœur, la guerre serait inéluctable.
— En avant, dit-il au vermilion.
L’énorme animal écarlate commença à descendre pesamment le versant escarpé, vers la vallée à la végétation luxuriante.
Dans quelques heures, il atteindrait la Cité de Dawinno, la grande capitale méridionale, le nid principal du peuple de chair, la patrie de la plus importante colonie de cette race qui était autrefois La sienne.
Kundalimon contemplait avec un mélange d’émerveillement et de mépris la scène qui s’offrait à ses yeux. Tout était d’une extraordinaire richesse, mais quelque chose en lui n’éprouvait que dédain pour tant de douceur, un mépris profond pour cette surabondance. Partout où il portait son regard, la tête lui tournait devant une telle luxuriance. Toute cette végétation luisante de rosée dans la lumière du matin ! Une profusion de plantes grimpantes d’un vert doré s’élançant à l’assaut d’arbres gigantesques avec une folle vitalité ! Des branches d’arbrisseaux trapus, à la ramure étalée, pendaient de lourds fruits rouges qui donnaient l’impression de pouvoir étancher la soif d’un individu pendant au moins un mois. Sur des buissons touffus aux feuilles pelucheuses et bleutées poussaient des grappes colossales de baies bleu lavande luisantes. L’herbe dense aux feuilles écarlates, brillantes et charnues semblait prête à faire les délices du voyageur affamé.
Et les bandes criardes d’oiseaux dodus et caquetants, à la livrée d’un blanc immaculé et à l’énorme bec strié de bandes cramoisies… Les petits animaux aux yeux immenses se frayant un chemin avec force couinements dans l’enchevêtrement du sous-bois… Les minuscules insectes ailés, aux élytres parés des couleurs de l’arc-en-ciel…
C’est trop, se dit Kundalimon, c’est beaucoup trop, beaucoup, beaucoup trop. L’austérité de sa patrie septentrionale lui manquait et les immenses et mornes plaines où la découverte d’un arpent d’herbe flétrie donnait lieu à des chants et où l’on accueillait sa nourriture avec le respect dû par celui qui sait qu’il a eu beaucoup de chance de trouver une poignée de graines desséchées ou une bande d’herbe brûlée par le soleil.
Un pays comme celui-ci, où l’on n’avait même pas à se baisser pour trouver sa subsistance, semblait par trop luxuriant et prodigue. Cette contrée incitant au laisser-aller et à la facilité avait toutes les apparences d’un éden, mais en vérité, au lieu de leur apporter le bien-être, elle devait faire du tort à ses habitants sans méfiance. Quand l’alimentation est trop facile, ce ne peut être qu’au préjudice de l’âme. Dans un endroit comme celui-ci, on peut mourir plus facilement l’estomac plein que le ventre vide.
Et c’est pourtant dans cette vallée qu’il avait vu le jour. Mais il n’avait pas eu le temps de recevoir son empreinte, car il l’avait quittée trop tôt. Kundalimon était dans son dix-septième été et il avait passé les treize dernières années de sa vie tout au nord, chez les serviteurs de la Reine. Il faisait partie du Nid maintenant et il n’y avait plus rien de charnel en lui que son enveloppe de chair. Ces pensées étaient celles du Nid et son âme aussi. Quand il parlait, les sons qui lui venaient le plus facilement à la bouche étaient les cliquètements et les murmures rauques de la langue hjjk. Mais Kundalimon savait, même si rien ne le lui aurait fait avouer, que derrière tout cela se cachait l’implacable réalité de la chair. Son âme était celle du Nid, mais son bras était un bras de chair, et son cœur et ses reins étaient ceux du peuple de chair. Et maintenant, il retournait enfin dans la patrie des êtres de chair où il était venu au monde.
La cité du peuple de chair était un dédale de murs blancs et de tours nichés entre des collines très arrondies que baignait une immense étendue d’eau. Exactement comme l’avait dit le penseur du Nid. La ville s’élançait comme un gigantesque organisme tentaculaire l’assaut des hautes pentes verdoyantes qui bordaient le vaste golfe.
Comme il était étrange de vivre sur les hauteurs, en s’exposant de la sorte, dans une incroyable multiplicité de constructions enchevêtrées. Des constructions séparées si dures, si rigides, tellement différentes des galeries sinueuses du Nid. Et, entre les constructions, ces grands espaces béants…
Quel endroit bizarre et repoussant ! Et pourtant magnifique, dans son genre ! Comment quelque chose pouvait-il être en même temps repoussant et magnifique ? Kundalimon sentit son courage vaciller. Il savait n’être entièrement ni chair, ni Nid, et il se sentait brusquement perdu, une créature d’une race intermédiaire et incertaine, n’appartenant pas plus à un univers qu’à l’autre.
Mais cela ne dura que quelques instants. Ses craintes s’estompèrent et il sentit la force du Nid revenir en lui. Il était un serviteur dévoué de la Reine ; comment pourrait-il échouer ?
Il rejeta la tête en arrière et remplit ses poumons de l’air chaud du sud, chargé de senteurs aromatiques, mais aussi d’odeurs de la ville, d’odeurs du peuple de chair. Et il sentit son corps réagir et l’excitation monter en lui : l’appel de la chair à la chair. C’est naturel, songea Kundalimon, je suis un être de chair. Mais j’appartiens au Nid.
Je suis l’émissaire de la Reine des Reines. Je suis le porte-parole du Nid des Nids. Je suis la passerelle entre deux univers.
Il émit un cliquètement joyeux et continua d’avancer calmement. Au bout d’un certain temps, il distingua de petites silhouettes au loin, des êtres de chair qui regardaient dans sa direction et le montraient du doigt en poussant de grands cris. Kundalimon courba la tête et les salua de la main au passage, puis il éperonna son vermilion et poursuivit sa route vers la Cité de Dawinno.
À une journée de marche de la Cité de Dawinno, dans la région de lacs et de marécages qui, du pied des collines, s’étendait vers l’intérieur des terres, les chasseurs Sipirod, Kaldo Tikret et Vyrom traversaient prudemment les champs de fleurs-mousses d’un jaune éclatant. Une lourde brume dorée flottait dans l’air. C’était le pollen des fleurs-mousses mâles qui s’élevait en panaches pour aller féconder les champs de femelles un peu plus au sud. Un chapelet d’étroits lacs phosphorescents gorgés de longues algues bleues s’étirait devant les chasseurs. La journée venait à peine de commencer, mais la chaleur était déjà étouffante.
C’est le vieux Hresh, le chroniqueur, qui les avait envoyés là-bas. Il leur avait demandé de rapporter un couple de caviandis, ces petits animaux vifs et souples qui vivaient dans les contrées marécageuses.
Les caviandis étaient parfaitement inoffensifs, contrairement au reste de la faune de cette région, et les chasseurs avançaient avec la plus grande prudence. On pouvait mourir en très peu de temps dans les marécages et Hresh avait dû leur promettre un gros paquet d’unités d’échange pour qu’ils acceptent cette mission.
— Vous croyez qu’il veut les manger ? demanda Kaldo Tikret, un hybride à la fourrure chocolat clairsemée et teintée de l’or de la tribu Beng, aux yeux ternes et ambrés. Il parait que la chair du caviandi est savoureuse.
— Bien sûr qu’il va les manger, répondit Vyrom. Je vois le tableau d’ici… Assis avec sa compagne, le chef, et leur fille cinglée, vêtus de leurs plus beaux atours, en train de se goinfrer de caviandi rôti accompagné de grandes lampées de bon vin.
Il fit en riant un ample geste tranquillement obscène en balançant vivement son organe sensoriel de droite et de gauche. Vyrom avait la bouche édentée et il louchait, mais il était grand et vigoureux. C’était le fils d’Orbin, le robuste guerrier, mort l’année précédente, en mémoire de qui il portait encore un ruban de deuil rouge au bras.
— Voilà la vie des riches ! poursuivit-il. Manger et boire, boire et manger, c’est tout ce qu’ils font ! Et ils envoient de pauvres bougres comme nous risquer leur vie dans les marais pour attraper leurs caviandis. Nous devrions en prendre un autre pour nous-mêmes et le faire rôtir sur le chemin du retour, puisque nous avons fait tout ce trajet pour Hresh !
— Vous faites une belle paire d’idiots ! lança Sipirod en crachant par terre.
Avec son corps souple et son regard vif et perçant, la compagne de Vyrom était bien meilleur chasseur que les deux autres. Elle appartenait à la tribu des Mortiril, une petite peuplade absorbée depuis longtemps par les autres.
— Oui, reprit-elle, tous les deux ! Vous n’avez donc pas entendu le chroniqueur dire qu’il avait besoin des caviandis pour ses expériences ? Il veut les étudier, il veut leur parler, il veut apprendre leur histoire.
— Je me demande bien quelle histoire peuvent avoir les caviandis, ricana Vyrom. Ce sont des animaux et rien d’autre.
— Tais-toi ! ordonna sèchement Sipirod. Il y a d’autres animaux par ici qui se régaleraient de ta chair. Reste attentif à ce que tu as à faire. Si nous sommes astucieux, nous sortirons d’ici sains et saufs.
— Et si nous avons de la chance, ajouta Vyrom.
— Oui, je suppose. Mais la chance sourit à ceux qui sont astucieux. Allez, en route.
Elle tendit le doigt devant elle, vers la végétation tropicale saturée d’humidité. Des khuts aux grands yeux à facettes, ces mouches énormes, grosses comme la moitié de la tête d’un homme, tournoyaient en vrombissant dans l’air jaunâtre, et d’un mouvement vif comme l’éclair de leurs tentacules gluants capturaient de petits oiseaux dont elles aspiraient les tissus. Des steptors suspendus par la queue et lovés autour des branches d’arbres à l’écorce huileuse cherchaient des poissons dans les eaux sombres des lacs marécageux. Un autre animal au corps arrondi, au bec allongé, à la fourrure couleur de boue et aux yeux comme des soucoupes vertes, perché sur ses longues pattes nues comme sur des échasses, parcourait les bas-fonds d’une démarche gauche et saisissait dans la vase les petites proies dont il se nourrissait d’un mouvement du bec d’une étonnante efficacité. Au loin, une créature qui devait être d’une taille gigantesque mugissait sans discontinuer, un cri sourd et prolongé à donner des frissons.
— Où sont donc les caviandis ? demanda Vyrom.
— Au bord des cours d’eau rapides, répondit Sipirod, ceux qui alimentent tous ces lacs stagnants. Nous en verrons sur l’autre rive.
— J’aimerais bien en avoir fini en une heure, dit Kaldo Tikret, pour pouvoir rentrer en ville en un seul morceau. Quelle bêtise de risquer notre vie pour une poignée de ces saletés d’unités d’échange…
— Une grosse poignée, dit Vyrom.
— Qu’importe ! Cela n’en vaut pas la peine.
Ils avaient discuté pendant le trajet du danger qu’ils couraient de tomber sur quelque chose de vraiment affreux. Cela a-t-il un sens de mourir pour quelques unités d’échange ? Bien sûr que non, mais comment faire autrement ? Si l’on veut manger régulièrement, on va chasser où on nous dit de chasser et on attrape ce qu’on nous dit d’attraper. C’est comme ça. On fait ce qu’on nous dit de faire.
— Finissons-en, dit Kaldo Tikret.
— D’accord, dit Sipirod, mais il faut d’abord traverser le marécage.
Ouvrant la marche, elle avança sur la pointe des pieds, comme si elle redoutait que le sol spongieux l’aspire si elle appuyait de tout son poids. Le pollen s’épaississait à mesure qu’ils approchaient du plus proche des lacs. Il s’accrochait à leur fourrure et obstruait leurs narines. L’air semblait devenir palpable et la chaleur était oppressante. Même pendant les rigueurs du Long Hiver, le climat de cette contrée avait dû garder une certaine douceur et maintenant, tandis que d’année en année le Printemps Nouveau apportait une chaleur accrue, une moiteur étouffante, à peine supportable, régnait sur la région des lacs.
— Toujours pas de caviandis en vue ? demanda Vyrom.
— Pas encore, répondit Sipirod en secouant la tête. Au bord des cours d’eau. Les cours d’eau.
Ils poursuivirent leur lente progression tandis que le grondement lointain s’amplifiait.
— On dirait un gorynth, dit Kaldo Tikret, l’air sombre. Il vaudrait peut-être mieux changer de direction.
— Les caviandis sont là-bas, dit Sipirod.
— Et nous allons risquer notre vie pour que le chroniqueur puisse s’amuser à étudier ses caviandis, poursuivit Kaldo Tikret en se renfrognant. Par les Cinq, ce doit être leur accouplement qu’il veut étudier ! Qu’en pensez-vous ?
— Pas lui ! répliqua Vyrom en riant. Je parie qu’il se soucie de l’accouplement comme d’une crotte de hjjk !
— Il a quand même dû le faire une fois, poursuivit Kaldo Tikret, puisqu’il a eu Nialli Apuilana.
— Cette petite peste…
— Je me demande si c’est bien lui qui l’a faite… Si tu veux mon avis, elle a poussé toute seule dans le ventre de Taniane, sans que Hresh y soit pour quelque chose. Elle n’a absolument rien de lui et, en les regardant, on dirait deux sœurs plutôt qu’une mère et sa fille…
— Taisez-vous, dit Sipirod en lançant un regard noir aux deux hommes.
— Mais il paraît que Hresh est trop absorbé par ses travaux et ses sortilèges pour avoir un peu de temps à consacrer à l’accouplement. Quel gâchis ! Croyez-moi, si je pouvais avoir l’une d’elles dans mon lit pendant une heure, que ce soit la mère ou la fille…
— Ça suffit ! lança Sipirod d’un ton très sec. Si vous n’avez aucun respect pour le chef ni pour sa fille, essayez au moins d’en avoir un peu pour votre propre vie ! Vos paroles sont une véritable trahison ! Et nous avons notre mission à accomplir. Regardez là-bas !
— C’est un caviandi ? murmura Vyrom.
Sipirod hocha la tête en silence. À une centaine de pas devant eux, là où un cours d’eau étroit et rapide se jetait dans le lac stagnant envahi par les algues, un animal de la taille d’un petit enfant, penché sur la rive, laissait tremper dans l’eau ses grosses pattes qu’il agitait pour attirer le poisson. Une crinière raide et dorée couvrait le cou et le dos de son mince corps pourpre. Sipirod fit signe aux deux hommes de ne pas faire de bruit et commença de ramper silencieusement derrière l’animal. Le caviandi se retourna au dernier moment, émit une sorte de petit soupir de surprise et demeura pétrifié.
Puis, se redressant lentement, l’animal leva les deux pattes avant en ce qui ressemblait à un geste de soumission. Le caviandi avait des membres courts et dodus, et ses doigts tendus n’avaient pas l’air très différents de ceux des chasseurs. Dans ses yeux violets brillait une lueur d’intelligence que nul ne s’attendait à y trouver.
Tout le monde demeura immobile.
Au bout d’un long moment, le caviandi bondit pour se mettre à couvert, mais il commit l’erreur d’essayer de gagner l’abri de la forêt au lieu de se jeter dans l’eau. Sipirod fut plus rapide que lui. Elle se rua en avant, plongeant et glissant sur le sol boueux dans lequel elle imprima une longue trace. Tenant l’animal par le cou et par la taille, elle le leva à bout de bras. Le caviandi affolé se mit à couiner et à se débattre jusqu’à ce que Vyrom le saisisse et le fourre dans un sac que Kaldo Tikret se chargea de ficeler.
— Et d’un, dit Sipirod avec satisfaction. Une femelle.
— Reste là pour la garder, dit Vyrom à Kaldo Tikret. Nous allons en attraper un autre et nous pourrons partir d’ici.
— Faites vite, dit Kaldo Tikret en enlevant une boule de pollen jaune qui s’était formée dans les poils entourant sa bouche. Je n’ai pas envie de rester ici tout seul.
— Bien sûr, répliqua Vyrom d’un ton railleur. Des hjjk pourraient sauter sur toi et t’enlever.
— Des hjjk ! s’écria Kaldo Tikret en riant. Tu crois que j’ai peur des hjjk ?
En quelques mouvements prestes des deux mains, il dessina dans l’air la longue silhouette sèche d’un homme-insecte, les étranglements entre la tête et le thorax, et entre le thorax et l’abdomen, la tête étroite et anguleuse, le bec pointu et les membres articulés.
— Si un hjjk venait m’embêter, je lui arracherais les jambes sans hésiter, ajouta Kaldo Tikret en mimant énergiquement l’action, et je les lui fourrerais dans le derrière. Et que viendraient faire des hjjk dans un pays aussi chaud ? Mais ce ne sont pas les dangers qui manquent. Soyez gentils, dépêchez-vous.
— Nous ferons aussi vite que possible, dit Sipirod.
Mais la chance avait tourné. Pendant une heure et demie, les deux chasseurs, la fourrure trempée et constellée de taches dorées, pataugèrent en vain dans les marécages. Le ciel était obscurci par le pollen que les fleurs-mousses projetaient sans discontinuer et tout ce qu’il y avait de phosphorescent et de luminescent dans la jungle luisait et palpitait. Des arbres-lanternes brillaient comme des fanaux, la mousse émettait des reflets dorés et les lacs avaient des miroitements bleutés. Mais ils ne trouvèrent pas trace d’autres caviandis.
Ils finirent par faire demi-tour. En approchant de l’endroit où ils avaient laissé Kaldo Tikret, ils entendirent soudain un cri rauque, un appel au secours étranglé.
— Vite ! s’écria Vyrom. Il a des ennuis !
— Attends, dit Sipirod en saisissant son compagnon par le poignet.
— Pourquoi ?
— S’il lui est arrivé quelque chose, il ne sert à rien de prendre des risques tous les deux. Laisse-moi passer devant pour voir ce qu’il lui est arrivé.
Elle se glissa dans les broussailles et déboucha près de la rive. L’immense cou noir et luisant d’un gorynth, peut-être le monstre dont ils avaient entendu les mugissements, se dressait au-dessus du lac. Le corps gigantesque était presque entièrement immergé ; seul le dessus incurvé du dos, semblable à une rangée de barrils flottants, était visible. Mais le cou, cinq fois long comme un homme et agrémenté de triples rangées d’excroissances coniques, s’agitait hors de l’eau ; à l’extrémité se trouvait le corps de Kaldo Tikret, emprisonné entre deux puissantes mâchoires. Il appelait encore à l’aide, mais sa voix se faisait de plus en plus faible. Il allait bientôt être entraîné sous l’eau.
— Vyrom ! s’écria Sipirod.
Il arriva en courant, la lance brandie. Mais où viser ? La petite partie visible du corps du gorynth était cuirassée d’énormes écailles chevauchantes sur lesquelles la lance rebondirait. Le long cou, plus vulnérable, était une cible difficile à atteindre et il le vit s’enfoncer lentement, entraînant inexorablement Kaldo Tikret dans les flots turbides et seules des bulles sombres remontèrent à la surface.
L’eau bouillonna pendant quelques instants et les deux chasseurs observèrent la scène en silence, tiraillant nerveusement leur fourrure.
— Regarde ! dit soudain Sipirod. Un autre caviandi ! Là-bas, près du sac. Il doit essayer de libérer sa femelle.
— On ne peut rien essayer de faire pour Kaldo Tikret ?
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Sauter dans l’eau pour le repêcher ? Tu ne comprends donc pas que c’est fini pour lui ? Oublie-le maintenant ! Nous avons encore nos caviandis à rapporter ; c’est pour cela que nous sommes payés. Plus vite nous trouverons le second, plus vite nous pourrons décamper de cet endroit maudit et regagner Dawinno. Oui, ajouta-t-elle en contemplant la surface de l’eau redevenue parfaitement lisse, c’est fini pour lui. Te souviens-tu de ce que nous avons dit tout à l’heure : la chance sourit à ceux qui sont astucieux.
— Kaldo Tikret n’a pas eu de chance, dit Vyrom en frissonnant.
— Il n’a pas été très astucieux non plus… Je vais essayer d’avancer discrètement jusqu’à la rive et toi, tu me suivras avec l’autre sac…
Dans le centre de Dawinno, le secteur officiel, une salle de travail au deuxième sous-sol de la Maison du Savoir : lumières vives, bancs de laboratoire en désordre, fragments d’antiques civilisations éparpillés dans toute la pièce. Plor Killivash appuie délicatement sur le bouton du petit instrument tranchant qu’il tient à la main. Un rayon de lumière pâle en sort et baigne l’objet ovoïdal et puant, de la taille d’un boisseau, qu’il étudie depuis une semaine. Il règle le faisceau pour faire une petite entaille, puis une autre et encore une autre, traçant une ligne très fine sur le pourtour du mystérieux objet.
C’est un pêcheur qui l’avait apporté la semaine précédente en affirmant que c’était une relique de la Grande Planète, un coffre renfermant un trésor de l’antique race des seigneurs des mers. Tout ce qui avait trait aux seigneurs des mers était du ressort de Plor Killivash. La surface de l’objet était couverte d’un agglomérat d’éponges, de corail et d’algues roses, et de l’eau de mer sale suintait sans interruption de l’intérieur. Quand on frappait ses flancs avec une clé, il produisait un son caverneux. Plor Killivash n’en attendait absolument rien.
Si Hresh avait été là, il se serait peut-être senti moins découragé, mais, ce jour-là, le chroniqueur était absent de la Maison du Savoir –, il rendait visite à Thu-kimnibol, son demi-frère, dont la compagne, la dame Naarinta, était gravement malade. Comme à l’accoutumée Plor Killivash, l’un des trois assistants chroniqueurs, avait énormément de peine à prendre son travail au sérieux en l’absence de Hresh. Quand il se trouvait dans la Maison du Savoir, le chroniqueur réussissait à insuffler à chacun le sentiment de l’importance de ses travaux. Mais dès qu’il quittait le bâtiment, l’exaltation retombait et tous les vestiges et fragments de l’histoire devenaient subitement des objets inutiles, exhumés des décombres d’une antiquité justement jetée aux oubliettes de l’histoire. L’étude du passé semblait aussitôt n’être qu’un vain passe-temps, une quête futile et dérisoire dans des tombeaux à l’atmosphère confinée, ne renfermant rien d’autre que l’odeur nauséabonde de la mort.
Plor Killivash était un robuste descendant de la tribu Koshmar. Il était allé à l’Université, ce dont il tirait une grande fierté, et avait bon espoir de devenir un jour chroniqueur en chef. Il était sûr de tenir la corde, car il était le seul Koshmar parmi les assistants. Io Sangrais était Beng et Chupitain Stuld appartenait à la petite tribu Stadrain.
Eux aussi, bien entendu, étaient allés à l’Université, mais il y avait d’excellentes raisons politiques pour interdire un Beng d’accéder à la fonction de chroniqueur et il était inimaginable d’y élever un jour un représentant d’un groupe aussi négligeable que les Stadrain. Mais Plor Killivash songeait depuis quelque temps qu’il lui serait bien égal d’être supplanté par l’un ou l’autre. Quelqu’un d’autre que lui pourrait succéder à Hresh comme chroniqueur en chef, quelqu’un d’autre que lui pourrait superviser la tâche fastidieuse de fouiller dans l’accumulation de décombres millénaires.
Tout comme Hresh avant lui, il avait voué une passion presque exclusive à l’étude et à la compréhension des mystères des fondements de l’histoire de la Terre en haut de laquelle se trouvait maintenant la toute nouvelle civilisation créée par le Peuple, comme un petit pois au sommet d’une pyramide. Il avait aspiré de toutes ses forces à creuser très profondément, au-delà de la période d’aridité glacée du Long Hiver, pour pénétrer les merveilles de la Grande Planète… Ou même – pourquoi fixer des limites ? – atteindre les couches les plus profondes, celles qui recouvraient les empires totalement inconnus et perdus dans la nuit des temps de l’ère des humains, les anciens maîtres de la Terre, bien avant l’avènement de la Grande Planète. Il ne faisait aucun doute pour Plor Killivash que, quelque part sous les décombres des civilisations qui avaient succédé à la leur, il existait des vestiges du temps des humains.
Tout cela lui avait semblé merveilleusement exaltant. Vivre des myriades d’existences étalées sur des millions d’années. Fouler le sol de la vieille Terre en ayant le sentiment d’avoir été présent à l’époque où elle se trouvait au carrefour de toutes les planètes. Emplir son esprit de visions étonnantes, de langages inconnus, des pensées d’autres cerveaux à l’intelligence indicible. Assimiler et comprendre tout ce qui avait été de toute éternité sur cette grande planète qui en avait tant vu depuis que la vie y était apparue, tous les royaumes qui s’y étaient succédé depuis l’aube des temps.
Il était encore jeune à l’époque et c’étaient les songes d’un garçon pour qui les considérations pratiques n’entraient pas en ligne de compte. Plor Killivash était maintenant âgé de vingt ans et il avait appris à quel point il était difficile de ressusciter le passé. Sous la pression implacable de la réalité, sa passion dévorante de découverte des secrets du passé était en train de s’effriter, tout comme celle de Hresh lui-même, qui déclinait manifestement d’année en année. Mais Hresh avait bénéficié de l’aide miraculeuse d’appareils miraculeux de l’époque de la Grande Planète, devenus inutilisables, qui lui avaient permis d’avoir des visions des civilisations antérieures. Pour lui qui n’avait jamais eu ces merveilleuses inventions à sa disposition, le travail du chroniqueur semblait se résumer à de pénibles et fastidieuses recherches apportant beaucoup plus de frustrations que de satisfactions.
Pensées maussades pour une journée maussade. Plor Killivash se prépara maussadement à découper l’objet venu de la mer.
La silhouette élancée de Chupitain Stuld s’encadra soudain dans l’embrasure de la porte. Elle souriait et la gaieté brillait dans ses yeux d’un violet soutenu.
— Tu n’as pas encore fini de le découper ? Je croyais te trouver à l’intérieur de ce machin.
— Je n’en ai plus pour longtemps. Si tu veux, tu peux rester pour la grande révélation.
Il essayait de prendre un ton enjoué, car il ne voulait surtout pas laisser transparaître son désenchantement.
Il savait qu’elle avait ses propres frustrations, qu’elle se sentait elle aussi de plus en plus désorientée devant l’amoncellement de vestiges effrités et érodés que renfermait la Maison du Savoir.
— Que sont devenus tes machins à toi, avec lesquels tu t’amusais tant ? demanda-t-il en lui lançant un regard en coin. Ceux que les fermiers ont découverts à la gorge de Senufit.
— Ce coffret rempli de saloperies ? demanda Chupitain Stuld avec un petit rire sans joie. Rien que du sable et de la rouille.
— Je croyais que tu m’avais dit qu’il datait d’avant la Grande Planète, qu’il avait sept ou huit millions d’années.
— Eh bien, ce n’est que du sable et de la rouille vieux de sept ou huit millions d’années ! J’espérais que tu aurais plus de chance que moi.
— On ne peut jamais savoir, dit Chupitain Stuld en s’avançant vers la table. Je peux t’aider ?
— Volontiers. Peux-tu positionner le collier de serrage ? J’ai presque fini de découper et nous allons bientôt pouvoir soulever la partie supérieure.
Chupitain Stuld mit le collier en position et le serra tandis que Plor Killivash effectuait les derniers réglages d’intensité sur son coupoir. Il avait l’impression d’avoir les doigts trop gros, calleux et malhabiles, et il regrettait que Chupitain Stuld ne soit pas restée dans son propre laboratoire. Elle était ravissante… menue, fragile et si belle, avec la douce fourrure d’un vert-jaune si courant dans sa tribu. Elle portait ce jour-là une écharpe jaune et une cape bleu roi, fort élégante. Ils étaient partenaires d’accouplement depuis déjà plusieurs mois et s’étaient unis deux ou trois fois pour un couplage, mais il regrettait quand même qu’elle fût là. Il avait le pressentiment qu’il allait tout gâcher en faisant la dernière incision et il détestait savoir qu’elle assisterait à son ratage.
Bon, se dit-il, assez tergiversé. Il vérifie une dernière fois ses réglages et respire un grand coup. Il se force enfin à presser le mécanisme de déclenchement. Le rayon jaillit et attaque la carapace du mystérieux objet marin. Une morsure rapide, puis il coupe le faisceau. Une ligne sombre se dessine sur le pourtour de l’objet La moitié supérieure glisse insensiblement sur l’autre.
— Tu veux que je tire sur le harnais du collier de serrage ? demanda Chupitain Stuld.
— Oui. Juste un peu.
— Ça vient, Plor Killivash ! Le couvercle va se soulever !
— Doucement… Là… doucement…
— Ce serait merveilleux s’il était rempli d’amulettes et de bijoux des seigneurs des mers ! Il y aurait peut-être aussi un récit de l’histoire de la Grande Planète. Écrit sur des feuilles indestructibles de métal doré…
— Et pourquoi pas un seigneur des mers plongé dans un profond sommeil et attendant d’être réveillé pour nous raconter tout ce que nous voulons savoir sur sa race ? poursuivit Plor Killivash en riant.
Les deux moitiés se séparaient lentement La partie supérieure se souleva de l’épaisseur d’un doigt, de deux, puis de trois. Un flot d’eau de mer se déversa quand la dernière membrane se brisa.
Plor Killivash retrouva fugitivement une partie de l’excitation qu’il éprouvait à son arrivée à la Maison du Savoir, cinq ou six ans plus tôt, lorsqu’il avait chaque jour le sentiment grisant de faire de merveilleuses incursions dans les mystères du passé. Mais il y avait gros à parier que ce nouvel objet n’aurait aucune valeur ; sept mille siècles après sa ruine, il restait très peu de vestiges de la Grande Planète à découvrir. L’inexorable travail des glaciers sur toute la surface du globe en avait effacé presque toutes les traces.
— Tu vois quelque chose ? demanda Chupitain Stuld en essayant de regarder par-dessus le bord.
— Tu avais raison, c’est plein d’amulettes et de bijoux. Et il y a tout un tas de machines en parfait état de marche.
— Oh ! Je t’en prie !
— Très bien, soupira Plor Killivash. Viens voir.
Il la souleva pour la jucher sur son bras et ils se penchèrent tous les deux pour regarder à l’intérieur.
Ils découvrirent neuf globes violacés et translucides, gros comme la tête d’un homme et ayant l’aspect du parchemin, fixés à la paroi de l’étrange récipient par des bandes serrées de tégument caoutchouteux. On percevait à l’intérieur des formes aux contours imprécis, des sortes d’organes rabougris et putréfiés, et il se dégageait une violente odeur de pourriture. C’était tout. Il n’y avait rien d’autre qu’une couche de sable blanc et humide accrochée aux parois et un peu d’eau opaque au fond du contenant.
— Je crains qu’il n’y ait pas de bijoux des seigneurs des mers, dit Plor Killivash.
— Le pêcheur cru voir au fond de la baie, à l’endroit où il a remonté ce machin, les colonnes de pierre brisées d’une cité en ruine qui dépassaient du sable. Il avait dû boire un peu trop de vin au déjeuner.
Chupitain Stuld leva les yeux qu’elle avait gardés fixés à l’intérieur du contenant.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en réprimant un frisson. On dirait des œufs ?
— L’ensemble formait probablement un œuf gigantesque, répondit Plor Killivash avec un haussement d’épaules, et je n’aimerais pas me trouver face à face avec l’animal qui l’a pondu. Je suppose que ce sont des embryons de monstres marins que nous distinguons. Des embryons morts. Je ferais mieux de consigner notre découverte et de sortir tout cela d’ici. Cela va bientôt empester.
Il entendit un bruit derrière lui et vit la tête de Io Sangrais apparaître dans le chambranle de la porte. Ses yeux rouges de Beng étaient pétillants de malice. Io Sangrais était un jeune homme espiègle et facile à vivre. Il y avait de l’espièglerie jusque dans son casque tribal, une calotte ajustée de métal bleu sombre, surmontée de trois tiges de roseau laqué rouge tire-bouchonnant d’une manière grotesque.
— Eh bien, je vois que tu as enfin réussi à l’ouvrir.
— Oui, dit Plor Killivash d’une voix morne, et, comme on pouvait s’y attendre, j’ai mis la main sur un véritable trésor. Une demi-douzaine d’embryons de monstres marins en putréfaction. Encore une grande victoire à mettre au crédit des hardis investigateurs du passé. Tu es venu pour me mettre en boîte ?
— Tu sais bien que ce n’est pas mon genre, dit Io Sangrais d’une voix vibrante de feinte innocence. Non, je suis venu t’informer de la grande victoire que je viens de remporter.
— Je vois. Tu as enfin achevé la traduction de ta vieille chronique Beng et elle regorge de formules magiques et d’enchantements qui permettent de transformer l’eau en vin ou le vin en eau, selon ton envie du moment.
— Épargne-moi tes sarcasmes. Il s’agit en l’occurrence d’une chronique non pas Beng, mais d’une minuscule tribu phagocytée depuis bien longtemps par les Beng. Et la seule chose dont elle regorge, c’est de descriptions, un véritable catalogue des pierres sacrées constituant la collection de la tribu. Les pierres elles-mêmes ayant disparu il y a dix mille ans…
— Il faut fêter cela ! dit Chupitain Stuld en riant. Les chercheurs émérites de la Maison du Savoir continuent de débrouiller les mystères du passé à une vitesse prodigieuse !
Ce jour-là, c’était au tour de Husathirn Mueri de siéger sur le trône de justice, sous la grande coupole centrale de la Basilique, une tâche qu’il accomplissait par roulement quotidien avec les princes Thu-kimnibol et Puit Kjai. Il était en train de subir les doléances de deux marchands de grains qui demandaient réparation contre un de leurs concurrents qu’ils accusaient de les avoir escroqués quand on lui apprit qu’un étrange visiteur venait d’arriver dans la cité.
C’est Curabayn Bangkea, le capitaine de la garde municipale en personne, qui vint lui annoncer la nouvelle. C’était un homme d’une robuste constitution qui aimait à plastronner et à se pavaner, coiffé d’un gigantesque et rutilant casque doré, une fois et demie gros comme sa tête et hérissé de cornes et de lames ridicules. Il portait ce jour-là ce casque que Husathirn Mueri trouvait à la fois amusant et agaçant.
Il n’y avait pas de mal à porter un casque, bien entendu, et la plupart des gens s’en coiffaient maintenant, qu’ils fassent ou non remonter leur ascendance à la tribu des Beng. Et Curabayn Bangkea était un Beng de pure souche. Mais Husathirn Mueri, Beng lui-même du côté de son père et Koshmar par sa mère, avait le sentiment que le capitaine de la garde en faisait un peu trop.
Husathirn Mueri n’était pas homme à faire des cérémonies, un trait de caractère qu’il tenait peut-être de sa mère, une femme douce et modeste, et il n’était guère impressionné par des hommes comme le capitaine qui se frayaient un chemin dans la vie en usant de leur force et de leur air bravache. Il était lui-même assez frêle, avec une taille fine et des épaules tombantes. Sa fourrure noire et dense portant de-ci, de-là des rayures d’un blanc éclatant était presque aussi douce que celle d’une femme. Mais sa fragilité était trompeuse ; il était vif et agile, et son corps, à l’instar de son esprit, possédait une grande vigueur dont il convenait de se méfier.
— Que la grâce de Nakhaba soit sur vous, déclara Curabayn Bangkea avec grandiloquence en s’avançant vers le trône, la tête inclinée en signe de respect.
Pour faire bonne mesure, il fit le signe de Yissou le Protecteur et celui de Dawinno le Destructeur, deux des déités Koshmar. Cela pouvait toujours servir quand on avait affaire à un sang-mêlé.
Husathirn Mueri, qui estimait en son for intérieur que tout le monde perdait trop de temps en bénédictions et gesticulations, se contenta de lui adresser négligemment le signe de Yissou.
— Que se passe-t-il, Curabayn Bangkea ? Il faut que je m’occupe de ces marchands de haricots en colère et je n’ai pas besoin de nouvelles complications pour aujourd’hui.
— Pardonnez-moi, Votre Grâce. Un étranger a été arrêté aux portes de la cité.
— Un étranger ? Quel genre d’étranger ?
— Je n’en sais pas plus que vous, répondit Curabayn Bangkea en haussant si violemment les épaules qu’il faillit projeter par terre son casque colossal. Un étrange étranger, c’est tout ce que je puis dire. Un jeune homme de seize à dix-sept ans, maigre comme un coucou. Il donne l’impression de n’avoir jamais mangé à sa faim. Il est arrivé du nord en chevauchant le plus gros vermilion que j’aie jamais vu. Des fermiers l’ont trouvé en train de piétiner leurs champs, près de la vallée d’Emmakis.
— Et vous me dites qu’il vient d’arriver ?
— Il y a à peu près deux jours. Deux et demi, pour être précis.
— Et il chevauchait un vermilion ?
— Un vermilion grand comme une maison et demie, dit le capitaine des gardes en écartant les bras. Mais attendez, il y a mieux… Le vermilion porte une bannière hjjk autour du cou et des emblèmes hjjk cousus aux oreilles. Et, du haut de sa monture, le garçon s’adresse aux gens en faisant de petits bruits secs comme ceux des hjjk.
Curabayn Bangkea posa les deux mains sur sa gorge et commença à émettre une série de cliquètements et de sons rauques.
— Enfin, poursuivit-il, vous connaissez les sons affreux qu’ils émettent. Nous l’interrogeons depuis que les fermiers nous l’ont amené et il n’y a rien d’autre à tirer de lui. Il prononce de loin en loin un mot que nous parvenons plus ou moins à comprendre. Il dit : paix, il dit : amour, il dit : la Reine.
— Et son écharpe ? demanda Husathirn Mueri, l’air soucieux. Est-ce une tribu que nous connaissons ?
— Il n’a pas d’écharpe, ni de casque. Ni rien qui puisse indiquer qu’il vient de la Cité de Yissou. Il peut naturellement venir de l’une des cités orientales, mais cela m’étonnerait fort. Je pense que ce qu’il est ne fait aucun doute.
— Et alors, qu’est-il ?
— Un fugitif.
— Un fugitif, répéta pensivement Husathirn Mueri. Un prisonnier des hjjk en fuite… C’est bien ce que vous êtes en train de suggérer ?
— Cela tombe sous le sens. Votre Grâce. Il y a l’empreinte des hjjk sur lui. Il n’y a pas que les sons qu’il émet. Il porte aussi un bracelet qui semble sculpté dans une carapace de hjjk polie, un bracelet d’un jaune vif, avec une bande noire, et un pectoral de la même matière. C’est tout ce qu’il porte, juste ces morceaux de carapace de hjjk. Que pourrait-il être d’autre qu’un fugitif, Votre Grâce ?
Husathirn Mueri plissa les yeux. L’iris en était couleur d’ambre, la marque du mélange dont il était issu, et le regard pénétrant.
Il arrivait de temps en temps qu’un groupe errant de hjjk tombe sur un enfant égaré et disparaisse en l’emmenant. Nul ne savait pourquoi. Voir leur rejeton enlevé par les hjjk était la hantise de tous les parents. On ne retrouvait jamais la plupart de ces enfants, mais, de loin en loin, l’un d’eux réussissait à s’échapper et à revenir auprès des siens, après une absence de quelques jours, de plusieurs semaines, ou même d’un certain nombre de mois. Ceux qui revenaient semblaient profondément bouleversés et changés d’une manière indéfinissable, comme si cette période de captivité avait été une horreur sans nom. Aucun d’eux n’avait jamais accepté de dire un seul mot sur son expérience au sein du peuple des insectes et les interroger là-dessus était considéré comme un acte de cruauté.
À la seule pensée des hjjk, Husathirn Mueri avait un mouvement de répulsion et il ne pouvait imaginer torture plus atroce que d’être contraint de vivre en leur compagnie.
Il n’en avait vu qu’une seule fois dans sa vie, quand il était encore un jeune garçon, à Vengiboneeza, l’ancienne capitale des yeux de saphir où quelques tribus du Peuple s’étaient établies à la fin du Long Hiver. Mais cette seule et unique fois lui avait suffi. Jamais il ne pourrait oublier les insectes à l’air sinistre, plus grands que n’importe quel homme, étranges, effrayants, répugnants. Une telle multitude était venue infester Vengiboneeza que toute la tribu des Beng qui, après plusieurs années d’errance, s’était installée dans les bâtiments en ruine de la Grande Planète, avait été obligée de fuir la cité. Sous une pluie diluvienne et dans des conditions climatiques rigoureuses, ils avaient péniblement traversé les interminables plaines côtières avant d’atteindre enfin Dawinno, la nouvelle cité septentrionale que la tribu Koshmar avait édifiée sous la conduite de Hresh après son propre exode, où ils avaient trouvé refuge.
Il avait encore en mémoire un souvenir très vif de ce pénible voyage. Il n’était âgé que de cinq ans à l’époque et sa sœur Catiriil avait un an de moins que lui.
— Pourquoi devons-nous quitter Vengiboneeza ? demandait-il avec insistance.
Et, chaque fois, sa mère, la douce et patiente Torlyri, lui faisait la même réponse.
— Parce que les hjjk ont décidé qu’ils voulaient la garder pour eux seuls.
— Pourquoi ne les tuez-vous pas tous, toi et tes amis ? demandait-il alors à son père, la voix vibrante de colère.
— Nous le ferions si c’était possible, mon garçon, lui répondait Trei Husathirn. Mais, pour chacun de tes cheveux, il y a dix hjjk à Vengiboneeza. Et ils sont encore beaucoup plus nombreux dans le nord, d’où ceux-là sont venus.
Tout au long de l’interminable trajet qui devait les mener à Dawinno, Husathirn Mueri avait été réveillé toutes les nuits par des rêves affreux dans lesquels les hjjk étaient toujours présents. Il les voyait dans son sommeil, penchés sur lui dans l’obscurité, agitant leurs griffes poilues, faisant claquer leur bec effrayant, leurs grands yeux brillants de malveillance.
Ces souvenirs remontaient à vingt-cinq ans, mais il lui arrivait encore de rêver des hjjk.
C’était une ancienne race, le seul des Six Peuples habitant la planète pendant la période bienheureuse ayant précédé le Long Hiver qui avait réussi à survivre cet âge de glace et de ténèbres. Husathirn Mueri s’offensait de cette ancienneté, lui qui était issu d’une race si jeune, d’un peuple dont les ancêtres n’étaient encore que des animaux à l’époque de la Grande Planète. Cela lui rappelait à quel point la suprématie que le Peuple s’attachait à revendiquer était précaire ; cela lui rappelait que le Peuple n’occupait le territoire qui était le sien que faute d’opposition, simplement parce que les hjjk ne semblaient aucunement intéressés par ces régions et que les autres races de la Grande Planète – yeux de saphir, seigneurs des mers, végétaux, mécaniques et humains – avaient disparu depuis longtemps de la surface du globe.
Les hjjk qui ne s’étaient pas laissé déposséder par le Long Hiver provoqué par les étoiles de mort possédaient encore la majeure partie de la planète. Tout le nord leur appartenait et sans doute une grande partie de l’orient, même si plusieurs tribus du Peuple y avaient bâti des cités, au moins au nombre de cinq, des agglomérations connues uniquement de nom et par ouï-dire des habitants de Dawinno. Ces cités – Gharb, Ghajnsielem, Cignoi, Bornigrayal et Thisthissima – étaient si éloignées que tout contact avec elles était presque impossible. Les hjjk occupaient tout le reste de la surface terrestre. Ils constituaient l’obstacle principal à l’expansion progressive du Peuple qui accompagnait le réchauffement de l’atmosphère dû au Printemps Nouveau. Pour Husathirn Mueri, les hjjk étaient les ennemis et le resteraient à jamais. Si c’était en son pouvoir, il les anéantirait jusqu’au dernier.
Mais il savait, comme son père, Trei Husathirn, l’avait su avant lui, que c’était impossible. Tout ce que le Peuple pouvait espérer, c’était de tenir bon face aux hjjk, de préserver la sécurité et l’intégrité des territoires qu’il occupait, d’empêcher tout empiétement des hjjk. Le Peuple parviendrait peut-être même à les repousser petit à petit et à grignoter quelques portions de territoire contrôlées par les insectes. Mais Husathirn avait pleinement conscience qu’il était parfaitement utopique de rêver, comme le faisaient certains autres princes de la cité, à une défaite totale des hjjk. C’était un ennemi invincible et qui le resterait à jamais.
— Il y a une autre possibilité, reprit Curabayn Bangkea.
— Quelle possibilité ?
— Que ce garçon ne soit pas un simple fugitif, mais une sorte d’émissaire des hjjk.
— Un quoi ?
— Ce n’est qu’une hypothèse, Votre Grâce… Nous n’en avons pas la moindre preuve. Mais il y a quelque chose en lui… Dans son attitude si polie, si tranquille, disons même solennelle, dans cette envie qu’il montre de s’exprimer, dans ces quelques mots comme « paix, amour, la Reine » qu’il réussit à articuler de temps en temps… Ce que je veux dire, c’est qu’il n’a vraiment pas l’air d’un fugitif ordinaire. Il m’est brusquement venu à l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’une sorte d’ambassadeur envoyé par la grande reine du peuple des insectes pour nous remettre un message particulier. C’est ainsi que je vois les choses, Votre Grâce, si vous voulez bien pardonner mon audace.
— Un ambassadeur ? dit Husathirn Mueri en secouant la tête. Mais pourquoi, au nom de tous les dieux, nous enverraient-ils un ambassadeur ?
Le capitaine des gardes fixa sur lui un regard sans expression en se gardant de répondre.
Le regard noir, Husathirn Mueri se leva et, les mains derrière le dos, commença d’aller et venir d’une démarche ondulante devant le trône de justice.
Curabayn Bangkea n’était pas un imbécile et son jugement, malgré les précautions oratoires, méritait le respect. Et si les hjjk avaient réellement envoyé un émissaire, un membre du Peuple de naissance, ayant vécu si longtemps chez les insectes qu’il avait oublié sa propre langue et n’était plus capable que d’émettre les sons rauques et grinçants des hjjk…
Tandis qu’il faisait les cent pas devant le trône, un des marchands tira sur son écharpe officielle pour attirer son attention. Husathirn Mueri darda sur lui un regard furibond et leva la main en faisant mine de frapper le commerçant stupéfait.
— Votre affaire est renvoyée à plus ample informé, déclara-t-il en parvenant difficilement à se contenir.
Vous reviendrez lorsque je siégerai de nouveau sur ce trône.
— Ce sera quand, Votre Honneur ?
— Comment voulez-vous que je le sache, crétin ? Regardez les tableaux ! Regardez les tableaux !
Husathirn Mueri avait les doigts tremblants ; il était en train de perdre son sang-froid et cela le troublait profondément.
— Je pense que ce sera la semaine prochaine, poursuivit-il. Friit ou Dawinno, je ne sais pas quel jour. Et maintenant, allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Les marchands disparurent et Husathirn Mueri se retourna vers le capitaine des gardes.
— Où se trouve cet ambassadeur des hjjk ? demanda-t-il.
— Ce n’est qu’une supposition. Votre Grâce. Je ne puis affirmer qu’il est véritablement un ambassadeur.
— Quoi qu’il en soit, où est-il ?
— Dehors, dans la salle des actes.
— Amenez-le-moi.
Husathirn Mueri alla reprendre place sur le trône. Il se sentait à la fois irrité, perplexe et impatient. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles il s’efforça de se dominer, de créer une zone de calme au centre de son esprit, comme sa mère Torlyri le lui avait enseigné. L’impétuosité n’engendrait que mauvais calculs et erreurs. Elle-même – les dieux veillent sur l’âme de cette femme si douce et si tendre – n’avait jamais été aussi tendue, mais son fils était doté de la vigueur et de la fougue propres aux sang-mêlé, ce qui n’allait pas sans inconvénients. Sa naissance avait été la préfiguration de la fusion des deux tribus. Torlyri était la femme-offrande de la tribu Koshmar et Trei Husathirn, l’indomptable guerrier Beng, avait suscité chez la prêtresse Koshmar un amour aussi violent qu’inattendu débouchant sur une union improbable, à l’époque déjà lointaine où Beng et Koshmar cohabitaient plus ou moins harmonieusement à Vengiboneeza.
Un peu calmé, il attendit jusqu’à ce qu’apparaisse sous la coupole l’ombre du casque gigantesque de Curabayn Bangkea, suivie du capitaine des gardes entraînant l’étranger au bout d’un lien de brins de larret tressés. À la vue du prisonnier, Husathirn Mueri se redressa sur le trône, les mains crispées sur les accoudoirs en forme de serres refermées sur une boule.
C’était en vérité un très étrange étranger. Il était jeune, au sortir de l’enfance ou au commencement de l’âge adulte, et d’une maigreur extrême, avec des épaules tombantes et des bras si fluets qu’on eût dit des brindilles séchées. Les ornements qu’il portait, le bracelet et le pectoral brillant, semblaient réellement être des fragments polis de carapace de hjjk, ce qui ajoutait une note macabre à son apparence. Sa fourrure était noire, mais pas d’un noir profond et lustré comme celle de Husathirn Mueri ; terne et grisâtre, clairsemée et presque pelée par endroits, en bien piteux état. Ce jeune homme a été mal nourri toute sa vie, songea Husathirn Mueri. Et il a souffert.
Et ses yeux ! Des yeux pâles, au regard fixe et glacial ! Ils semblaient diriger vers le trône de justice un regard venu d’une très lointaine planète. C’étaient des yeux effrayants et implacables, les yeux d’un ennemi. Mais, en les étudiant plus attentivement, Husathirn Mueri commença à y déceler la tristesse et la compassion que l’on trouve dans ceux d’un prophète ou d’un guérisseur.
Comment était-ce possible ? La contradiction le laissait totalement désorienté.
En tout état de cause, quelles que fussent l’identité et la mission de cet étrange jeune homme, il n’y avait aucune raison de le laisser attaché de la sorte.
— Détachez-le, ordonna Husathirn Mueri.
— Mais, Votre Grâce, s’il s’enfuit…
— Il est venu dans un but bien précis et il n’a pas l’intention de s’enfuir. Détachez-le.
Curabayn Bangkea défit le nœud. L’étranger sembla se redresser, mais il ne fit pas un geste.
— C’est moi qui siège aujourd’hui sur le trône de justice de ce tribunal. Je m’appelle Husathirn Mueri. Qui êtes-vous et qu’êtes-vous venu faire dans la Cité de Dawinno ?
Le jeune homme commença à agiter rapidement et nerveusement les doigts, et à émettre des sons rauques qui semblaient venir du fond de la poitrine, comme s’il avait voulu cracher aux pieds du juge.
Husathirn Mueri s’enfonça dans son siège en réprimant un frisson. Il avait presque le sentiment d’avoir un vrai hjjk dans la salle du trône et il sentit le dégoût monter en lui.
— Je ne parle pas le langage des hjjk, déclara-t-il d’un ton glacial.
— Shhhtkkk, dit le garçon, ou quelque chose d’approchant. Gggk thhhhhsp shtgggk.
Puis il articula un autre mot qu’il sembla arracher du plus profond de sa gorge comme quelque chose de douloureux et de gênant dont il lui aurait fallu se débarrasser.
— Paix.
— Paix ?
— Paix, répéta le jeune homme en inclinant la tête. Amour.
— Amour, dit Husathirn Mueri en hochant lentement la tête.
— Cela s’est passé de la même manière quand je l’ai interrogé, murmura Curabayn Bangkea.
— Taisez-vous, dit Husathirn Mueri avant de se retourner vers le jeune étranger.
— Je vous le demande encore une fois : comment vous appelez-vous ? interrogea-t-il d’une voix claire et forte, comme si cela pouvait changer quelque chose.
— Paix. Amour. Ddddkdd ftshhh.
— Quel est votre nom ? répéta Husathirn Mueri.
Il tapota sa poitrine à l’endroit où les deux spirales de poils blancs qu’il avait héritées de sa mère se croisaient au milieu de l’épaisse fourrure noire.
— Je m’appelle Husathirn Mueri. Husathirn Mueri est mon nom. Mon nom. Son nom, poursuivit-il en tendant le doigt vers le capitaine des gardes, est Curabayn Bangkea. Curabayn Bangkea. Et votre nom…
— Shthhhjjk Vtstsssth. Njnnnk !
Le garçon semblait faire de violents efforts pour articuler. Les muscles frémissaient sur ses joues creusées ; il roulait les yeux, il serrait les poings et enfonçait les coudes dans ses côtes saillantes. Et brusquement une phrase complète et compréhensible sortit de ses lèvres.
— Je viens avec la paix et l’amour de la Reine.
— Vous voyez bien que c’est un émissaire ! s’écria le capitaine des gardes avec un sourire de triomphe.